Philippe
Pour vous, c’est une anecdote de plus. Pour moi, c’est un souvenir marquant qui restera très fort dans mon esprit et qui illustre parfaitement le problème que l’école est capable de générer : Un jour, un garçon dont je ne risque jamais d’oublier le prénom arrive de Uccle à Wemmel avec sa maman. Le gamin qui a 11 ou 12 ans, est traumatisé par le néerlandais. Je ne sais pas ce qu’il vit dans son école à XXX; mais, manifestement, il souffre, et cette souffrance le marque fortement. Et il souffre tellement que, lorsque sa maman se prépare à partir, il part en courant dans une direction aléatoire, vers les terrains de football… Je me mets à courir derrière lui. Je l’attrape, je crois que j’ai dû le plaquer dans l’herbe pour l’arrêter, il pleure toutes les larmes de son corps, il a des difficultés même à respirer tant il est angoissé à l’idée de suivre ce stage. Je n’avais jamais imaginé qu’on puisse se mettre dans un état pareil pour un stage.
Et je lui dis:
– Calme-toi ! Je vois bien que tu ne veux pas rester ici. Tu n’es pas à l’aise. Rassure-toi ! D’abord, je ne te demanderai rien que tu n’aies pas envie de faire, je te le promets et je ne vais certainement pas te forcer à rester ici. »
– Vous ne pouvez pas comprendre, le néerlandais, ce n’est pas pour moi, je vais souffrir, je ne veux pas souffrir ! Je ne veux plus souffrir. Je déteste le néerlandais, j’en ai marre. A l’école, je suis malheureux aussi. C’est trop dur pour moi.
– Écoute, je vois bien que tu n’es pas bien et je ne veux surtout pas ajouter de la douleur à ta souffrance. D’abord, ici, ça n’a rien à voir avec l’école. A l’école, tu fais de la théorie, enfin, je suppose ? Ici, tu vas faire de la pratique. Ce sont deux façons d’apprendre qui n’ont aucun rapport entre elles. J’imagine qu’un jour tu vas vouloir conduire une voiture ? Et bien, tu es d’accord de dire que ce n’est pas la même chose de vouloir obtenir le permis théorique et de savoir conduire. Tu t’en rends bien compte ? Conduire une voiture, je suis sûr que tu aimerais faire ça, non ? Étudier pour obtenir le permis théorique, c’est beaucoup moins amusant. C’est la même chose ici: pendant le stage, tu conduis une voiture et, à l’école, tu étudies des règles. Tu comprends ? Rien à voir. Tu es en train de stresser parce que tu crois qu’on va te faire revivre ce que tu vis à l’école, qu’on va t’oppresser avec des choses à étudier. Non, ce n’est pas comme ça ici. Ça, c’est dans les mauvais stages de langues, les faux stages de langues, les stages de tennis et néerlandais, cheval et néerlandais, ça t’es déjà arrivé de parler avec un cheval en néerlandais ? Non, et bien il y a des gens qui le font et qui pensent qu’ils vont devenir bilingues à cheval (rire). Maintenant, je voudrais savoir quelque chose, réponds-moi : Si tu ne restes pas ici, qu’est-ce que tu vas faire chez toi?
Il réfléchit un instant et me dit : Je vais jouer à la PlayStation avec mes copains.
– Et tu vas jouer à quel jeu ?
(Ça s’est passé alors que nous avions des stages de néerlandais à Wemmel à l’époque, c’était il y a longtemps et j’ai donc oublié le nom de son jeu préféré… Et je ne m’y connais pas bien dans ces jeux-là.)
– Bon, écoute, je te propose de faire un petit effort et je te promets que tu ne devras pas en faire beaucoup. Et, de mon côté, je vais aussi en faire un : je vais aller t’acheter une PlayStation avec ton jeu préféré et, ici, des copains, tu vas t’en faire beaucoup; surtout, avec ta PlayStation. Si, dans deux jours, tu vois que cela ne va toujours pas, je téléphone à ta maman et elle vient te chercher. On fait comme ça ? De toute façon, tu te doutes bien que je ne vais pas te regarder pleurer pendant deux jours. Tu me ficherais le cafard à la fin. Donc, forcément, que je vais faire ce que je te dis !
Il a accepté. La PlayStation, je l’ai achetée le surlendemain, histoire de le faire rester un jour de plus… A ce moment-là, je n’étais pas certain de ma réussite. Je ne voulais donc pas l’acheter tout de suite.
Finalement, nous avons eu une nouvelle « petite activité » qu’on a appelée « PlayStation ». Et je disais à tout le monde que c’était grâce à lui qu’Abczaam s’était offert une PlayStation, ce qui n’était pas faux. L’appareil était paramétré en néerlandais, donc, cela ne posait pas de problème. Par contre, j’ai fait deux magasins à Bruxelles et je n’ai jamais trouvé son jeu. Cela ne l’a pas empêché de terminer tout le stage et même d’en faire encore 5 ou 6 supplémentaires et il a fini par aimer parler néerlandais.
Je suis certain, je mets ma main au feu, que, si ce garçon n’était pas venu à ABCzaam ce jour-là, on le retrouverait 10 ans plus tard en train de dire à qui veut l’entendre: « Vous savez, moi, je ne suis pas doué pour les langues; je suis nul en langues. »
Et je lui aurais répondu, comme je le fais toujours dans ces cas-là :
– Ce que vous dites est étonnant parce que vous parlez bien français!
– Oui, mais le français, c’est ma langue maternelle. (C’est souvent ce qu’on me répond dans ces cas-là.)
– Ah bon ? Et si vous étiez né(e) en Flandre ou en Hollande, vous auriez eu des difficultés à parler néerlandais ? C’est très rare pourtant les personnes qui ne parviennent pas à parler une langue, maternelle ou pas d’ailleurs.
Et souvent, je termine en précisant que c’est la façon d’apprendre qui est importante.
Je me souviens aussi de cette jeune élève Flamande qui était tout le temps en échec en français à l’école et qui en avait déduit, un peu rapidement, que c’était parce qu’elle était en professionnel et que, donc, elle n’était pas capable d’étudier le français ou de le parler. Ses parents avaient eu l’excellente idée de l’inscrire dans un stage de français à ABCzaam.
Donc, la voilà qui suit un stage de français à ABCzaam; je sens qu’une sorte d’inquiétude la ronge. Elle n’est jamais à l’aise pendant le stage.
L’année suivante, elle revient en stage et elle vient me trouver toute joyeuse et presque stupéfaite de tenir ces propos : « Philippe, Philippe, j’ai réussi en français cette année ! C’est la première fois. »
Et l’année suivante encore, toujours plus étonnée par son exploit : « Philippe ! Je suis une des premières de ma classe en français maintenant ! » Même le quatre ou cinquième été de suite, elle avait toujours l’air de ne pas y croire, comme si cela relevait d’un miracle.
Je ne suis plus toujours dans tous les stages et je ne termine pas tous les stages ABCzaam. Mais, quand j’en termine un, et que je participe au décompte avec les élèves avant qu’ils ne recommencent à parler dans leur langue maternelle, je vois une telle énergie dans leurs yeux, une telle force, une telle joie, une telle fierté d’avoir osé, mais aussi d’avoir été là pour traverser cette aventure linguistique, d’avoir eu la force de s’imposer les règles d’un jeu qui ne sont pas difficiles mais qui demandent une envie de réussite et d’accepter et de surmonter un inconfort; oui, je suis tellement ému et tellement fier d’eux que je préfère m’éclipser quelques instants. Et cela fait bientôt vingt ans qu’il en est ainsi.
Nos jeunes ont-ils toujours les adultes qu’ils méritent ?